Les professionnels de l'immobilier, maillon faible de la lutte contre le blanchiment de capitaux ?

Publié le 19/02/2016 11:58
Le projet de loi est attenu à l'Assemblée nationale début mars. 16 novembre 2015 (Photo KENZO TRIBOUILLARD. AFP)

Le projet de loi est attenu à l'Assemblée nationale début mars. 16 novembre 2015 (Photo KENZO TRIBOUILLARD. AFP)

Tenus de contribuer à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en signalant leurs soupçons à Tracfin, la cellule antiblanchiment de Bercy, les professionnels de l'immobilier ont été rappelés à l'ordre, car cette obligation ne donne que de maigres résultats.

Un projet de loi attendu à l'Assemblée début mars, prévoit de réformer la procédure pénale dans le but de mieux combattre le terrorisme, après les attentats de novembre.

Il prévoit une petite révolution : donner à Tracfin la possibilité d'alerter les banques et les professionnels mobilisés dans la lutte anti-blanchiment tels que les assureurs, les avocats, les notaires et les agents immobiliers, en leur signalant des opérations et des personnes "à risques".

Car aujourd'hui c'est l'inverse : il revient à ces professionnels d'envoyer à l'organisme qui traque les transferts d'argent illégaux, une "déclaration de soupçon".

Or les 38.000 déclarations de soupçon émises en 2014, émanaient très majoritairement "des banques, d'établissements de paiement et dans une moindre mesure, des assureurs", précise à l'AFP Albert Allo, directeur adjoint de Tracfin. Un quart d'entre elles a été travaillé et approfondi pour déboucher sur 505 transmissions à la justice.

Bien que soumis à cette obligation depuis 1998, les notaires, eux, ne font qu'un millier de déclarations par an, quand les agents immobiliers se contentent de 20 à 30, ce qui paraît infime, rapporté aux 750.000 transactions annuelles du marché de l'immobilier ancien.

"Souvent le professionnel s'exonère un peu en disant: 'le banquier a regardé l'origine des fonds'", rapporte M. Allo. "Mais ça ne l'empêche pas, lui, de s'interroger sur la part financée sur les fonds propres d'un particulier ou d'une SCI. Cet apport est parfois extrêmement conséquent".

Pour ce responsable, "si le professionnel a un doute sérieux sur la fiabilité de l'opération, il doit la refuser. Et dès lors qu'il n'a pas les réponses suffisantes pour comprendre d'où vient l'argent, il devrait faire une déclaration à Tracfin. Sur la base de ce soupçon, nous avons la faculté de regarder les comptes bancaires, les bases fiscales, les antécédents judiciaires de l'acquéreur, s'il est connu par d'autres administrations... Si l'opération est cohérente, le doute sera levé".

- "Googliser" le nom des clients -

Créée il y a trois ans, la Commission nationale des Sanctions peut infliger jusqu'à 5 millions d'euros d'amende, entamer une procédure disciplinaire et aviser le procureur de la République en cas de "grave défaut de vigilance". Le 12 janvier, elle a rendu un tout premier rapport au ton sévère.

Elle y pointait des "négligences" dans le respect de ces obligations chez 33 professionnels épinglés, mais aussi "l'ignorance complète par un grand nombre d'entreprises" de celles-ci, avant de conclure: "Cette situation ne peut perdurer".

"Pour les agents immobiliers, la mise en application pratique de la loi est particulièrement compliquée, mais un certain nombre d'entre eux ont fait des efforts importants pour se mettre en conformité", estime Me Frédéric Rémond, avocat spécialiste du droit immobilier.

Pour les notaires et agents immobiliers, la première obligation est de vérifier l'identité de leurs clients: ces derniers doivent fournir un document d'identité et remplir une fiche d'information.

Lorsqu'ils proviennent d'un pays "à risques", la vigilance doit être "renforcée". Quand il ne s'agit pas d'une personne physique mais d'une société opaque, basée au Luxembourg ou à Jersey, l'identifier requiert un petit travail d'investigation... pour lequel les professionnels s'estiment démunis de moyens.

Certains avouent ainsi se contenter de "googliser" le nom des clients étrangers qui leur sont inconnus... ce qui leur a déjà permis de repérer escrocs, trafiquants notoires et même un "citoyen russe recherché par la CIA".

"Il nous faut connaître le bénéficiaire final de l'investissement. Si l'on nous oppose une myriade de sociétés-écran, on a un soupçon", relate le notaire parisien Thierry Delesalle, qui fait "une à deux" déclarations par an à Tracfin.

"Si on ne fait pas de déclaration, c'est considéré comme de la complicité de blanchiment d'argent et c'est du pénal. Franchement, lorsque c'est entré en vigueur, je me suis demandé si je n'allais pas changer de métier", lance Me Delesalle. "Et j'espère que c'est anonyme parce que sinon, il nous faudra un gilet pare-balles", plaisante-t-il.

- Professionnels réticents... et discrets -

Les professionnels sont aussi tenus de former leurs collaborateurs et de mettre en place des procédures internes leur permettant d'évaluer les risques de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme.

Mais, redoutant de froisser des clients en les soumettant à des vérifications, les agents immobiliers, en particulier ceux spécialisés dans les biens de luxe, se montrent à la fois réticents... et le plus discrets possible.

"On sait très bien que l'immobilier haut de gamme est un vecteur potentiel de blanchiment. Mais nos moyens d'investigation sont quand même limités...", confie un responsable de réseau ne souhaitant pas être identifié.

Sous couvert d'anonymat lui aussi, un autre dirigeant d'un réseau de prestige ne mâche pas ses mots.

"La France a adopté ces textes pour se conformer à des réglementations internationales mais c'est complètement inapplicable par des professionnels, dans leur pratique quotidienne. Ca a été fait par des gens qui vivent sur une autre planète !", tonne-t-il.

Conseillé par des avocats spécialisés après un contrôle qui avait pointé une vigilance défaillante, il a toutefois formé ses équipes et adopté une charte. Il dit faire "une à deux déclarations de soupçon" sur 600 transactions annuelles.

L'un de ses concurrents, actif dans l'immobilier depuis 30 ans, a même mis en place une "cellule de veille" : il a embauché un ex-spécialiste du renseignement économique qui mène ses propres enquêtes. "Dès qu'on a un doute, on refuse d'entrer en relations d'affaires avec la personne. Cela s'est produit une dizaine de fois en 2015", dit-il.

"Ces obligations sont relativement nouvelles, mais les clients sont maintenant avertis qu'en achetant en France, ils y sont soumis", assure ce professionnel... avant de requérir lui aussi, l'anonymat.

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